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2023.01.10

Par Chloe Luchs

Cet article s’inscrit dans le cadre d’une série qui tire les premiers enseignements du projet « Pratiques créatives collectives et transformation », au sein du programme Narratopias porté par le réseau Université de la Pluralité : “Pratiques créatives collectives pour la transformation : premiers enseignements”.

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« Pour avoir une pratique, il faut avoir une communauté de pratique » : exprimée par Anna Tiquia de All Tomorrows Futures, cette phrase nous a semblé juste pour représenter les ambitions plus larges de toutes les pratiques émergentes de création collective que nous avons observées. Faire communauté pour agir, pour transformer quelque chose à l’aide de ces pratiques créatives collectives. Comprendre ce qui nous permet de converger, de diverger. Mettre des mots communs sur nos intuitions et nos intentions. En savoir plus sur nos impacts…

Lancé à la fin 2021, le projet “Pratiques créatives et collectives pour la transformation” se positionne dans la coupole de Narratopias, une exploration sur les nouveaux récits portée par U+ depuis 2020. Il vise à créer un espace pour l’émergence d’une communauté à partir des groupes qui, partout dans le monde, développent des pratiques créatives (théâtre, écriture, design, poésie..)
Après avoir rassemblé et discuté les récits imaginaires(artistiques et fictionnels) qui existent et alimentent les espaces de créations collectives que nous fréquentons, le projet PCCs naît d’une intuition: les conditions pour qu’un travail imaginaire joue un rôle transformateur résident dans son caractère collectif. C’est-à-dire, les moments de co-créations, de préparations, de discussions, etc. autour du contenu produit. De plus, il semblerait que partout dans le monde, ces pratiques artistiques, fragiles et expérimentales se multiplient.

Lors d’un webinaire organisé par l’école d’innovation sociale Elisabeth Bruyère avec Judith Bulter, Elsa Dorlin et Françoise Vergès, les trois intervenantes constatent que nous sommes à un moment d’étouffement collectif ou il y a phénomène d’ “épuisement des corps et des esprits”. D’après elles, les espaces d’expressions se resserrent et s’écrasent au profit de la riposte, du clash et de la violence. Il devient urgent de mettre en place des espaces d’expressions où il est possible d’imaginer des alternatives. Ces refuges sont essentiels pour faire un pas de côté et s’entraîner à imaginer avec d’autres afin de répéter ce que pourrait être le monde que nous voulons et nous faire entrevoir ce que l’on peut changer.

Qui sont les Pratiques Collectives Créatives pour la Transformation ?

Il y a un désir de la part des initiateur·trices de ces projets d’aider à guider les systèmes socio-écologiques actuels vers des transformations souhaitables et nécessaires pour un monde soutenable, ainsi qu’aider le collectif à se remettre en mouvement. Dans ces espaces de pratique, on apprend à utiliser des formes artistiques, à développer des outils de pensée et de réflexions et à cultiver des idées qui pourraient inspirer l’action en direction des mondes que nous souhaitons voir émerger. Il va sans dire qu’afin de changer la réalité d’une société spécifique, l’imagination est une ressource essentielle car elle fournit les alternatives à cette réalité et oeuvre à motiver la réorganisation de choses, de lieux, de pensées qui se sont parfois solidifiés.
Les rencontres qui ont lieu dans le cadre de ce projet permettent de rendre visibles et accessibles les explorations des organisateur·trices à l’initiative de ces démarches: leurs méthodes, leurs défis et leurs apprentissages, dans un objectif plus large de légitimer ces espaces en gardant une trace de leurs histoires. En mettant en place une procédure pour les pérenniser, pour les rassembler de manière à ce qu’au moins, dans la pluralité de ce que nous sommes et faisons tous, il soit possible de faire monde commun (Latour, 2005).

Notre intuition initiale est de supposer - comme toute démarche ou initiative- que la création d’un espace de pratique peut être motivée par le désir d’activer un changement de paradigme social, écologique et/ou politique (crise climatique, conflits, pauvreté, immigration, homme-nature, patriarcat, racisme…) et parfois, par le désir d’activer un changement (plus ou moins radical) contre certaines injustices étouffantes.

Le projet devient politique lorsque les individus et les groupes à l’initiative d’une pratique créative se sentent responsables et concernés par une ou plusieurs problématiques écologiques, sociales, économiques et souhaitent fédérer un collectif pour incarner et acter ce changement (1).

Jusque-là, nous avons pu identifier quatre types d’intentions transformatrices à l’origine de ces pratiques :

  • Sensibiliser des individus et groupes aux rôles qu’ils ont à jouer face à la catastrophe climatique et les injustices sociales qui en découlent;

  • Recréer des espaces de liberté d’expressions et de dialogues autour de sujets polarisant et expérimenter certaines formes de mise en commun;

  • Donner de la visibilité et de la voix à des individus et des communautés marginalisées;

  • Développer des capacités d’imagination et de projection des individus et des groupes participants;

Ce que nous savons aujourd’hui est que les pratiques que nous fédérons partagent au moins trois notions communes.

  • Elles créent des espaces ouverts qui activent la rencontre entre disciplines, cultures et milieux. Que ce soit la forme artistique, la rencontre entre participant·es divers ou la flexibilité du lieu où se déroule l’activité, la fluidité de l’organisation et l’ouverture aux différences sont des valeurs importantes aux pratiques.

  • Elles évoluent. La plupart des praticien·nes avec lesquels nous avons échangé racontent qu’ils et elles sont continuellement à la recherche de nouvelles méthodes à adapter, intégrer ou mélanger à la leur, afin de répondre aux besoins des individus, des collectifs ou des thématiques abordés.

  • Elles ne savent pas exactement comment évaluer leurs impacts car elles opèrent sur des logiques différentes de celles au service du « changemaking » et ne peuvent donc pas utiliser leurs méthodes d’évaluation. De plus, ces pratiques cherchent encore à articuler les causalités entre la pratique créative individuelle, la pratique créative collective et entre la pratique collective et l’action.

Comment créer des connaissances communes ?

Lors d’une session d’échanges et d’expérimentation que nous avons appelé Agora : Ingredients for change , un des porteurs du projet Seeds of Good Anthropocenes a relevé que la délimitation de notions communes à une communauté émergente pouvait rigidifier un ensemble de principes et étouffer l’émergence de nouvelles connaissances. Sur quelle base pouvons-nous construire un vocabulaire commun ? Faut-il s’entendre avec les praticien·nes que nous fédérons et établir quelques typologies de base, nous permettant d’adresser le « nous » de manière légitime ? Ou du moins, de façon à reconnaître réellement nos potentiels et nos limites ?À quoi cela pourrait-il ressembler ?
Notamment, comment choisissons-nous les mots qui nous unissent et comment la communauté que nous tentons de circonscrire emploie-t-elle les mots « transformation », « créativité », « futur », « innovation » « évolution », etc.?

Si l’on reprend la métaphore de « l’assemblage par essence » du penseur Edouard Glissant, plutôt que par affiliation ou convergence vers une seule définition, pourrions-nous archipéliser nos îlots ? Penser notre communauté comme un réseau agile, fragile et flexible de pratiques qui se relient par des formes conviviales et autour d’un ou plusieurs objectifs communs. La pensée archipélagique offre une lentille pour penser les communs. A savoir, se rassembler autour de valeurs, de stratégies, de relations, de projets, vers un ou des changements communs espérés. L’archipel est également une image forte car il nous donne une forme symbolique pour dépeindre les collectifs comme des îles flottantes dans l’océan, l’océan, comme notre champ de pratique qui survit grâce à certaines caractéristiques essentiels à son écosystème et les projets, comme des bateaux qui naviguent entre les îles et qui portent les ressources nécessaires afin d’assurer leur pérennité.

Corinne Morel Darleuxreprend cette métaphore pour valoriser l’importance d’une pensée en rhizome au monde politique aujourd’hui: une attention particulière aux enjeux prioritaires (par exemple, l’écologie) de notre époque et qui permet de s’étendre à d’autres racines de la société. Cette image, propose qu’il peut y avoir la contribution à un plan plus large tout en étant à son poste et permet de guider, même largement, le commencement d’un projet politique plus large.

Après plusieurs mois d’Agoras et d’entretiens avec des PCCs, certaines interrogations ont été soulevées par nos balbutiements:

  • En ce qui concerne la communauté de pratiques : sommes-nous en mesure de préciser les raisons pour lesquelles nous choisissons d’inviter certaines pratiques collectives et créatives et d’autres pas ? Est-il possible de cartographier ou rassembler plusieurs définitions, citations ou motifs dans lesquelles les pratiques que nous fédérons s’identifient elles aussi ? Est-il possible de faire cela tout en gardant l’aspect évolutif des typologies ? Comment l’utilisation des formes créatives permet-elle d’atteindre certains objectifs de transformations, quels qu’ils soient ?

  • En ce qui concerne les pratiques créatives et collectives : que souhaitent-elles transformer ? Qui sont les publics visés ? Quelles sont les indications pour dire qu’elles réussissent leurs objectifs de transformations ? De quelles manières s’expriment les phénomènes de transformations recherchées ?

  • En ce qui concerne la réception et l’effet de ces pratiques sur les collectifs : qui sont les publics ou individus impliqués dans ces pratiques et qu’est ce qui fait qu’iels font, ensemble “collectif” ? Comment agissent les transformations recherchées sur ces individus en questions ?

Construire la communauté : les Agoras et entretiens

Afin de confronter nos expériences avec celles des autres et continuer à évoluer dans un champ d’actions international, fragile et mouvant, les Agoras offrent des espaces ouverts à tous et toutes pour en apprendre davantage sur les différents parcours, les défis et les réussites.

Les retours que nous avons des Agoras vont dans ce sens : plusieurs praticien·nes nous remercient d’avoir organisé ces rencontres et trouvent l’expérience très enrichissante, surtout lorsqu’il est question de découvrir de nouvelles pratiques et projets. Néanmoins, lors de ces moments d’échanges, l’enthousiasme d’avoir vécu une expérience transformatrice par l’expérience créative et/ou l’expérience collective n’est que rarement évoqué. En effet, il est important de mentionner que la forme dynamique des Agoras offre l’occasion de vivre l’expérience de l’expérience créative et collective des pratiques. La force des Agoras en ligne est de donner un aperçu de l’expérience vécue par les participant·es de la pratique, mais leur limite est d’en retirer par le fait même, tout ce qui est lié au contexte, au terrain et à la communauté dans laquelle elle s’enracine.

Lors de ces pratiques rapportées ou reproduites sur zoom, il est possible que plusieurs conditions limitent le potentiel d’une immersion avec d’autres dans une activité créative : la frontière des écrans, les problèmes techniques, la complexité des supports numériques (miro, mural) ou même l’articulation commune avec de nouvelles personnes à travers un écran, sont quelques-uns des facteurs qui peuvent influencer l’expérience. Les Agoras durent maximum deux heures. Elles offrent l’aperçu de ce qui est une Pratique Collective et Créative mais, pour générer des liens durables et créer un collectif, elles devront sans doute se construire sur plusieurs séances.

Ces limites nous rappellent que le contexte (lieu, format) de pratique sont des conditions de réussite à l’expérience. Si nous souhaitons comprendre l’impact de ces activités, il faut examiner de plus près l’expérience des participant·es qui fréquentent ces espaces de création imaginaires. La valeur des sessions Agoras est toutefois indéniable car elles offrent un repaire où il est possible de rencontrer des pratiques et praticien·nes venant de partout dans le monde et se familiariser avec des approches différentes des nôtres.

Comment s’articule la transformation ?

Plusieurs interrogations ont été rencontrées à propos du poids que porte le mot transformation. Est-ce que la transformation a provoqué, chez les praticien·nes, le désir d’initier une Pratique Collective et Créative et/ou est-elle l’objectif des activités collectives menées par les praticien·nes ? Par exemple, quelles sont les motivations pour créer des sessions d’écriture fictionnelle avec un groupe ? Des ateliers de théâtre sur le futur de la ville? Des courts métrages sur l’écologie?
Sont-elles déclenchées par la crise climatique ? Ou sont-elles mises en place afin de provoquer chez l’individu ou le groupe le besoin d’agir pour le climat ? Ou les deux ?

À l’heure actuelle, l’emploi du mot transformation est encore flou et ses prémices d’actions varient. En effet, les pratiques que nous circonscrivons souhaitent transformer quelque chose ou plusieurs choses : des individus, des systèmes, des territoires, des villes… en utilisant différentes formes de création collective afin d’avoir un impact plus large que celui sur l’individu.

Afin de comprendre s’il y a un effet collectif produit derrière les désirs de transformations, il faut sans doute préciser et comprendre comment on souhaite observer son impact, et prendre compte que celui-ci risque d’évoluer et se préciser avec le temps. D’après Vera Sacchetti il n’est pas impossible de formuler l’objectif d’un projet dans ce genre de pratique. Notamment, celui pour Driving the Human, à été atteint après plusieurs sessions de délibération et vise à créer des visions pour des renouveaux écologiques et sociaux. À son avis, l’objectif doit rester flexible afin de permettre l’émergence de nouvelles formes. Il est même tout à fait possible de comprendre l’impact de la transformation désirée sans contraindre la créativité des artistes ou collectifs impliqués (et il est sans doute recommandé de le faire pour les organismes de financement). Par exemple, en observant la participation et l’engagement des publics lors d’événements ou même, la reproduction de certaines idées ou propositions développées à partir des formes qui ont émergé lors de la pratique.
Il faut, à son avis, être vigilant à la création de cases d’évaluation et d’impact avant la mise en place une pratique qui oblige à rester coincé dans les mêmes registres qu’aujourd’hui. Ces pratiques doivent justement faire le contraire et dépasser certaines des dynamiques et dualités sur lesquelles on reste coincé.

Comment créer des dynamiques collectives

Comment observer l’actualisation simultanée entre les idées créatrices pour imaginer d’autres mondes et la création d’espaces favorables à l’émergence de formes nouvelles ?
À l’heure actuelle, les pratiques que nous fédérons pour créer une communauté articulent le désir de transformer avec le choix des participant·es fédérés, les outils de création collective, le contenu exploré et la forme produite. Par exemple, le Laboratoire d’expression et de créations (LABEC), s’installe porte de Bagnolet à Paris et encourage les individus issus de quartiers populaires à venir s’exprimer avec les arts de la scène. Ils s’inscrivent dans une démarche de transformation car ils privilégient la montée en capacité et en confiance des participant·es. Chaque semaine et depuis plusieurs années, ils observent leur communauté de pratique s’agrandir et les plus ancien·nes s’impliquer davantage dans l’organisation et le recrutement de nouveaux participant·es. Le LABEC pour sa part n’explore pas explicitement les contenus et thématiques dites “transformatrices”, mais agit bel et bien au nom de la transformation sociale.

Le projet SPACE a communément vocation à faire pratiquer le théâtre et l’expression, avec des réfugiés climatiques et politiques. Par contre, contrairement au LABEC, l’espace créatif de SPACE investit les contenus avec des scénarios de transformations qui se rapprochent des récits vécus par les publics participant·es, afin de construire des nouvelles dynamiques de dialogue. L’acquisition de compétences est ici plutôt secondaire.

Dans le projet Stories from 2050, le collectif n’est pas identifié comme étant les principaux concernés par l’intention de transformation des initiatrices du projet. L’objectif est davantage de démontrer la quantité de personnes impliquées dans une démarche de réflexion sur l’écologie et servira sans doute plutôt de levier de démonstration à la cause environnementale. Ce dispositif hybride entre design et fiction propose l’émergence de nouveaux mondes plus soutenables et encourage la réflexion et la sensibilisation par la fiction et sur la thématique de l’écologie. À chaque atelier avec les public, le processus reste le même et donc, n’encourage pas exactement l’envie de reproduire l’expérience.

Avec le projet Tomorrowland de SOIF, School of International Futures, Finn Strivens travaille à sensibiliser les jeunes aux questions liées à la durabilité (le futur étant un prétexte pour apprendre à se projeter et devenir acteur de changement). Ensemble avec différents groupes, ils déterminent la thématique de leur exploration ainsi que la forme créative qu’ils souhaitent pratiquer. Dans ce cas de figure, la dynamique transformatrice se développe lors de la rencontre entre Strivens et le collectif de jeunes dans un contexte spatial précis (programme, école, centre). La transformation ciblée est de développer les capacités des jeunes en leur apprenant à réfléchir de manière plus systémique. Le sujet n’est pas identifié au début, il émerge lors du processus. Tout au long du projet, il y a négociation collective et prise de décision pour déterminer le sujet de la thématique et la forme que prendra la production finale.

Ce dernier exemple est intéressant car la transformation est manifeste à chaque étape du projet, jusqu’à la production finale par une multitude de prises de décisions. D’après Strivens, entre le moment où le groupe est créé et la production finale, la méthode reste flexible afin de laisser émerger de nouvelles formes et se laisser surprendre par les idées présentées par le groupe.

C’est peut-être dans cette dynamique, celle qui naît du processus où l’on comprend qu’il est possible d’acquérir de nouvelles capacités avec d’autres et s’entendre sur des notions communes, que l’on peut distinguer les typologies de la transformation collective que l’on cherche à identifier. En effet, dialoguer, trouver un sens commun, apprendre de nouveaux enjeux, s’exprimer différemment, etc. c’est aussi développer des capacités d’écoute, de consentement, de soutien et évidemment de collaboration.

En précisant la transformation du projet commun que nous mettons en place et l’action que nous souhaitons observer, l’expérience vécue par le groupe sera plus facile à cerner. Cela nous aidera également à circonscrire l’espace de notre communauté et de mieux comprendre les conditions recherchées afin d’être en mesure de les identifier lorsqu’elles se manifestent.

Les formes créatives dans le processus collectif

L’utilisation de l’art et de la création dans un processus collectif nous encourage à considérer les affects des participant·es. En effet, l’art et les formes créatives permettent de relativiser et redéfinir certaines connaissances par l’émotion plutôt que par la rationalité. De plus, en utilisant des formats créatifs tels que le théâtre, le design, la poésie, la fiction, la communauté que nous fédérons envoie un message clair disant qu’il faut explorer de nouvelles stratégies d’idéations. Dans un espace qui oeuvre à produire un sens, la pratique est aussi celle d’apprendre à intégrer des formes plus intimes aux discours et à la production de la forme finale. En construisant un format artistique et créatif avec des participants qui ne sont pas toujours familiers avec ces techniques, ces pratiques témoignent d’un désir de changer la façon dont nous construisons la connaissance - et avec qui nous la construisons - afin d’ouvrir de nouvelles voies futures. Ce sont des espaces qui encouragent autant les participant·es que les initiateur·trices à interroger leur expérience individuelle et collective et réfléchir à ce qui pourrait être amélioré. Le processus de création est par essence évolutif et subversif.

La constitution d’un collectif avec lequel pratiquer

La constitution d’un collectif avec lequel pratiquer est un projet pouvant nécessiter certaines considérations de la part des organisateur·trices, surtout si l’objectif de l’activité est d’engendrer une ou des transformations, et que l’intuition de départ propose que la transformation passe par la constitution de collectifs.
Comment faire pour que le collectif se sente collectif ? En effet, y a-t-il des éléments à considérer pour favoriser la rencontre entre les participant·es à l’activité créative ?

Par exemple, Petra Ardai du projet Space utilise le théâtre documentaire, le jeu interactif et les installations dans l’espace public pour disséquer des questions sociales et complexes telles que la migration, la polarisation, l’inégalité, la gentrification et la décolonisation. Ces ateliers se passent principalement en présentiel et les individus ou groupes qui y participent sont engagés socialement ou directement concernés par la problématique. À l’opposé, Stories from 2050 rassemble plutôt virtuellement un réseau éloigné et international sous le sceau de l’Union Européenne et sur la thématique écologique. La forme artistique est une hybridation entre design thinking et écriture de science-fiction et l’objectif plus large est celui d’introduire une perspective narrative au sein du dialogue politique sur la durabilité.

Lors de ces expériences, il a été observé que la rigidité d’une méthode, d’une vision, d’un projet pouvait empêcher l’immersion créative durant la pratique collective. D’autres expériences démontrent que le contraire est tout aussi vrai : le manque de structure et/ou de médiation peuvent créer des situations décousues, cacophoniques et décourageantes, rendant la composition créative avec d’autres, inatteignables.
Ce qui a été identifié lors de ces premiers mois d’exploration est que pour travailler en collectif, il faut poser un cadre général et rester à l’écoute des participant·es (l’esprit d’une séance, l’angle de construction d’un sujet, l’objectif de la journée, les outils utilisés..etc). Les collectifs incarnent ces espaces évolutifs ou ces processus uniques créent constamment de nouvelles connaissances. Il faut à la fois écouter leur retour et limiter ceux qu’on intègre au processus initial.

Si l’on comprend bien aujourd’hui que la réussite d’une pratique créative, pour qu’elle soit transformatrice, s’exprime au travers des expériences vécues par les participant·es, ces expériences sont donc soumises aux contextes et certainement à la durée et la répétition de la pratique en question.
Alors que les pratiques ponctuelles sur zoom qui utilisent des formes créatives offrent une introduction à des formes décalées, notre hypothèse est que celles qui se pratiquent uniquement en ligne ne font majoritairement pas parties de l’espace que nous souhaitons circonscrire pour ce projet car elle limite le potentiel collectif de vivre une expérience créative avec d’autres. De plus, lors des prochaines étapes, nous allons observer de plus près l’importance du contexte et l’ancrage dans un environnement précis ainsi que le lien plus intime que peuvent avoir les participant·es avec la problématique de “transformation”développée par les practicie·nes.

Qu’est ce qui motive les collectifs à pratiquer?

La communauté que nous fédérons agit auprès de collectifs, préexistants ou non à la pratique, qui sont le plus souvent composés d’individus volontaires. Leur présence peut être motivée par plusieurs éléments : la thématique explorée (climat, ville du futur, frontière, etc.) ; le désir d’en apprendre davantage sur le fonctionnement du dispositif méthodologique (écriture collaborative, jeu, design, etc.) ; l’envie de perfectionner une discipline artistique (écriture, théâtre, peinture, etc.) ou celle de vivre une immersion créative avec d’autres dans un monde imaginaire.
Les individus qui se présentent à ces occasions partagent généralement certaines caractéristiques communes avec les initiateur·trices ou les organisateurs·trices (disciplines, thématiques, intérêts…) ou, appartiennent à un groupe démographique ciblé (jeunes, migrants, femmes, etc).

Par exemple, le LABEC souhaite donner une autre image aux jeunes issus des quartiers populaires dans l’art et les médias. Porté par l’association PLUS LOIN, cet espace ouvert accueille continuellement de nouveaux participant·es et offre un lieu où l’émergence d’idées nouvelles est accueillie et encouragée et où la connaissance se construit à travers une dynamique de personnes et de processus. Il y a généralement un ou deux jours par semaine ou les publics peuvent se retrouver à leur guise, car leur présence est facultative. Ici, l’absence d’un individu ne va pas affecter le sens collectif de la création.
Néanmoins, les sessions du LABEC existent depuis un moment et sont intégrées dans le quartier, assez pour revoir chaque semaine des visages familiers.
Les participant·es aux Comité de Science-fiction d’Anne Caroline Prévot cherchent quant à eux à vivre une expérience de construction créative et collective en immersion avec d’autres pratiques et d’autres disciplines. Dans cet espace, le collectif se construit autour d’un projet créatif commun et prend « le temps de le faire ensemble ». Le CSF fait partie d’un programme avec un objectif de création final. Ici, les participant·es ont été choisis pour leur désir de travailler ensemble, en collectif. Dans ce petit groupe, l’absence d’un individu se fait sentir et peut influencer la direction que prendra la production finale.

Conclusion

Cette première étape de projet nous permet de définir, même largement, les limites de la communauté que nous appelons Pratiques Collectives et Créatives pour la Transformation. La communauté repose sur des dynamiques temporelles et des processus qui se renouvellent, se construisent et s’appuient sur des espaces d’explorations : les contextes, les thématiques, les participant·es et les dispositifs. Ces espaces ont un esprit unique, propre à l’expérience et l’affect des individus qui le composent et les productions dépendent des pratiques créatives qui les nourrissent.
Dans la mesure où l’impact de la transformation n’est pas encore identifiable, ce que nous pouvons dire avec certitude est que ces espaces se multiplient et proposent indéniablement, par le désir de voir les choses bouger, muter, se transformer… C’est le commencement d’un projet ou plusieurs projets politiques.
En créant des espaces où il est possible d’imaginer et de s’exprimer de manière décomplexée avec d’autres, ces pratiques créent des possibles, ils ouvrent des espaces et permettent au collectif de se libérer d’infrastructures étouffantes, même le temps d’un atelier, d’une pratique, d’une rencontre…

Afin de continuer à circonscrire, même largement, la transformation à l’initiative de ces pratiques et celle qui est à l’oeuvre et reçue par les publics, nous souhaitons poursuivre nos échanges avec la communauté ainsi que prendre contact avec d’autres pratiques qui s’inventent et prolonger les discussions dans le cadre des Agoras et entretiens.
La prochaine étape sera de commencer à spécifier les conditions de réceptions individuelles et collectives de l’expérience dans ces espaces de pratiques et développer un questionnaire qui nous permettra de définir certaines typologies de transformations aux contextes d’expériences.
De plus, nous souhaitons assurer une veille et un suivi avec les pratiques que nous observons déjà car elle nous permettra de considérer la perspective d’une temporalité plus longue des impacts de ces pratiques. Par exemple, comment ces pratiques créatives activent-elles le collectif ? Et comment inspirent-elles d’autres espaces de pratique ? Car une question qui reste importante est celle de savoir comment - et si les pratiques continuent à vivre et à évoluer même lorsqu’un espace de pratiques prend fin.

(1)- Joie militante : construire des luttes en prise avec leurs mondes. Carla Bergman and Nick Montgomery. Édition du commun, 2021, Rennes, p.188.