Politicrafting

2023.01.03

Par Juliette Grossmann

Cet article s’inscrit dans le cadre d’une série qui tire les premiers enseignements du projet « Pratiques créatives collectives et transformation », au sein du programme Narratopias porté par le réseau Université de la Pluralité : “Pratiques créatives collectives pour la transformation : premiers enseignements”.

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Le projet politique des Pratiques Collectives Créatives

Depuis son origine, le titre du projet “Pratiques Collectives Créatives pour la Transformation” est sujet à discussions. Si “il suffit de nommer la chose pour qu’apparaisse le sens sous le signe”, comme disait l’écrivain et politicien Léopold Sédar Senghor, alors notre tâche est difficile : se mettre d’accord sur un nom qui permette d’incarner le sens de ce projet de recherche expérimental et collectif. Chacun de ces mots - pratiques, collectives, créatives, transformation - a été choisi avec attention, et pourtant ils mériteraient tous d’être explicités. À la fois pour nous (délimiter ce qui nous intéresse, fixer les limites des projets qu’on inclus ou non), et pour les autres (pour qu’ils et elles puissent s’y reconnaître, s’y intégrer). Il n’est pas question ici de branding, mais bien d’être capable d’identifier et de faire exister notre objet d’intérêt dans ce projet. Plusieurs questions récurrentes se sont alors posées dans l’équipe de l’Université de la Pluralité : comment décrire notre projet, quels mots utiliser, et derrière les mots, quelles pratiques, quels groupes inclure ou ne pas inclure ? Il nous est apparu que définir les mots nous ramenaient toujours à une question sous-jacente à laquelle nous n’arrivions pas à répondre : qu’est-ce que cela veut dire d’agir pour la transformation ? N’est-ce pas un autre mot pour dire que nous agissons sur le plan politique, en voulant changer les modes de vivre-ensemble dans nos sociétés ? Il nous est apparu que définir ce projet politique permettrait à la fois de clarifier le sens du projet Pratiques Collectives, et de délimiter un terrain commun pour les pratiques que nous collectons.

Cet article se propose de répondre à ces questions, d’abord en articulant la question des mots et la question politique. Puis, en distinguant ce qui est de l’ordre de l’éthique dans ces pratiques, et ce qui est de l’ordre du politique (en passant par une réflexion sur les pratiques que nous portons à U+). Ensuite, en définissant la dimension politique des pratiques par leur capacité à reconnaître et prendre en compte les différences - perspective éminemment démocratique. Et enfin, en questionnant les finalités de ces pratiques, ainsi que leur capacité à générer des normes ou des actions collectives autour d’une préoccupation commune pour le monde.

Trouver les mots

Nous sommes dans un moment de l’histoire occidentale où les positionnements politiques sont très tranchés, polarisés autour de questionnements fondamentaux sur lesquels on ne parvient pas à se mettre d’accord : l’écologie, le féminisme, l’immigration, le capitalisme… autant de sujets pour lesquels les fossés se creusent entre les opinions existantes. Cette réalité se matérialise notamment dans les mots utilisés, associés à différents groupes d’opinion. Dire que nous, au sein d’U+, “créons une démarche associative alternative sur les questions de transformation”, ou que “nous montons un projet innovant sur le futur”, induit des associations d’idées tout à fait différentes, voire politiquement opposées, alors même que les deux sont techniquement vraies. Et c’est bien cela le problème : ce choix n’est pas technique, mais politique. L’une ou l’autre de ces expressions va permettre à certaines personnes de s’identifier et de s’intéresser à ce qu’on fait, et à d’autres de nous rejeter comme quelque chose qui ne les concerne pas ou à quoi ils s’opposent. Le choix des mots n’est certainement pas un problème nouveau, mais il est d’autant plus risqué dans les contextes actuels de tensions politiques, de radicalisation des discours, et de renforcement des bulles informationnelles sur Internet (1). Les discussions sur les choix des mots qu’on utilise pour décrire nos activités sont quotidiennes au sein de l’équipe de l’association. S’il est difficile de rendre compte de la pluralité de nos points de vue, il faut bien à un moment dire quelque chose collectivement.

Cette tâche s’avère d’autant plus compliquée que nous cherchons précisément à ouvrir le projet Collective Practices à un maximum de personnes différentes, à créer des rencontres entre des personnes et des organisations aux opinions différentes, dans des espaces de discussion ouverts à tous et toutes. Cette exigence nous amène à éviter de nous positionner explicitement dans le champ politique ou de nous rattacher à des mouvements politiques précis. Pourtant, si Collective Creative Practices ne se situe pas dans le champ de la politique, c’est bien un projet éminemment politique. Non seulement nous véhiculons bel et bien des valeurs et des idées politiques dans ce projet, mais la recherche d’une transformation politique est même un critère pour les pratiques collectives que nous associons au projet. Comment alors équilibrer non-exclusion et projet politique ? Et comment clarifier nos attentes politiques envers les pratiques ? Si nous voulons créer un champ de pratique, il faut d’abord se poser la question de la manière dont nous caractérisons la dimension politique du projet Collective Creative Practices, et par extension, celle des pratiques collectives et créatives qui le constituent.

Dessiner les limites : entre éthique et politique

Un point commun que l’on a pu observer entre la plupart des pratiques collectives rencontrées est l’attention qu’elles portent à la manière dont les personnes se parlent, et à la diversité des personnes impliquées. Par exemple, Alex Kelly et David Pledger du projet The Things We Did Next déroulent les différentes démarches mises en place pour intégrer des publics divers : partenariat avec une université pour faire venir des étudiant·e·s, idem avec un lycée pour les adolescent·e·s, communications spécifiques auprès des personnes des Premières Nations d’Australie pour encourager leur participation… L’inclusivité marche aussi dans l’autre sens, en excluant les comportements qui ne respectent pas les valeurs portées par le collectif organisateur.

En tant que collectif associatif, à l’origine de projets et de pratiques collectives, nous avons été amenés au sein d’U+ à définir de manière explicite ces différentes valeurs, poussés par des membres du CA personnellement concerné·es par des discriminations. Les valeurs éthiques permettent d’orienter une pratique dans plusieurs de ses aspects, vers ce qu’on considère – individuellement puis collectivement après discussion – juste et bien : les modalités qui la régissent, les comportements et manières de faire en présence, les personnes impliquées ou non… Les discussions ont abouti à l’écriture d’un code de conduite du Réseau Université de la Pluralité. Par exemple, les comportements sexistes y sont condamnés. Mais la règle ne suffit pas, et celle-ci peut être appliquée et interprétée différemment selon les contextes. Ce qui nous paraît bien à l’Université de la Pluralité est un monde dans lequel les hommes et les femmes sont libres de s’exprimer selon les mêmes modalités : un homme qui monopolise la parole devient alors un comportement indésirable. Pour autant cela ne peut pas devenir une règle, sauf en obligeant chaque personne à respecter un temps de parole précis, ce qui ne nous paraît pas non plus souhaitable. On se remet donc au discernement de chacun·e pour condamner explicitement ce comportement si besoin, sans pour autant en faire une norme comportementale contraignante.

Cette observation nous a incité à nous poser la question au sein de l’équipe d’U+ : avons-nous des lignes rouges quand il s’agit d’inclure une pratique collective dans notre projet ? Des choses que l’on considère inacceptables dans une pratique collective ? On peut se mettre d’accord sur le fait que la présence de discours haineux (racistes, xénophobes, antisémites, sexistes, homophobes) serait inacceptable pour nous (qu’ils soient portés par le collectif, ou bien acceptés par celui-ci lorsqu’il est porté par un·e participant·e à un atelier). Les choses se corsent quand nous abordons des sujets plus polarisants : pour certain·e·s le climato-scepticisme est une ligne rouge, pour d’autres, il est acceptable tant qu’il est argumenté. Il apparaît que nous avons quelques lignes rouges, infranchissables et déterminées, mais la plupart sont plutôt des limites : elles marquent la ligne entre ce sur quoi on est d’accord, et ce qui doit être discuté. Un tel dialogue permet de mettre en lumière les valeurs qui sous-tendent les choix et les conduites de chacun·e. L’objectif n’est pas de se mettre d’accord sur une seule bonne conduite, mais plutôt d’ouvrir la discussion sur les questions qu’il faut se poser face à des situations spécifiques, et définir un terrain d’entente éthique sur lequel on se retrouverait tous et toutes.

Ce terrain d’entente pourrait être le respect de valeurs intrinsèques à l’éthique, telles que les définit le philosophe Emmanuel Levinas en défendant l’idée d’une “responsabilité illimitée” face à la vulnérabilité de l’autre (1). Ce qui définit alors le sens que l’on donne à notre pratique est la valeur de la rencontre avec l’Autre qui nous oblige à reconnaître sa fragilité, et à être responsable pour lui ou elle. Si cela paraît abstrait, il apparaît pourtant que ce principe de responsabilité individuelle envers les autres est ce qui nous pousse au sein d’U+ à faire attention lors de nos ateliers, à prendre soin de chacun·e, et à vouloir inclure des personnes marginalisées ou peu représentées pour montrer leur visage (au sens de Levinas, c.a.d pour créer des rencontres transformatrices). La plupart des pratiques collectives que nous avons rencontrées intègrent une forme de cette morale de la responsabilité individuelle, du soin à l’Autre, et de la reconnaissance de chacun·e comme sujet conscient et unique.

SI l’éthique est une manière de délimiter un certain nombre de choses dans une pratique collective – à la fois par la discussion et le questionnement personnel et collectif des personnes impliquées, et par la reconnaissance d’une responsabilité envers les personnes rencontrées – il apparaît cependant qu’elle ne suffit pas à caractériser son projet politique, qui se situerait ailleurs que dans des enjeux de valeurs.

Le projet politique : pluralité et inégalités

Le projet Collective Creative Practices cherche à réunir des initiatives créatives et collectives qui se mettent au service d’une transformation écologique et sociale du monde. Ce but visé est explicitement politique, sans pour autant être très clairement défini, que ce soit par nous dans nos critères de sélection des pratiques invitées, ou par les collectifs portant ces pratiques. Pourtant, nous remarquons que les pratiques les plus claires sur la manière dont elles articulent leurs intentions, leurs objectifs, et leurs méthodes, situées dans des contextes politiques précis, sont aussi les plus pertinentes.

Par exemple, la méthode Rehearsing the Revolution (portée par SPACE) que Petra Ardai a présentée lors de la première Agora , a été développée pour permettre à des publics politiquement polarisés de trouver un terrain d’entente grâce à la co-création d’une histoire commune. Ils ont éprouvé cette méthode dans des contextes politiques précis, notamment dans les zones chypriotes contestées entre la Grèce et la Turquie, ou auprès des communautés Roms en Hongrie. La force de cette méthode réside dans sa capacité à mettre en lumière les conflits, à reconnaître l’énonciation de vérités plurielles, à prendre en charge les différences entre les personnes impliquées, et leur permettre de retrouver des formes de dialogue grâce au détour par l’imagination et la fiction. “Le projet permet au public, qui sont des participant·es actif·ves et pas des spectateurs passifs, d’expérimenter ce que ça fait d’appréhender la même réalité avec des regards différents, là où les différences se cachent, et au-delà de ça, là où on peut trouver un socle commun”, trouve-t-on dans la description sur le site Rehearsing the Revolution. Et ceci est proprement politique.

Dans son article Ce que parler politique veut dire, le politologue Thibaut Rioufreyt fait une cartographie des différentes manières de politiser ou dépolitiser un discours. Il explique que “le politique s’apparente à un mode d’expression et de prise en charge des différences”. Il va plus loin : “Au fondement de la conflictualisation se trouve la reconnaissance du fait que les sociétés sont non seulement pluralistes, mais inégalitaires. La politisation est donc indissociable de l’énonciation d’une forme de relation sociale marquée par les phénomènes de domination.” Le caractère politique d’un projet comme Rehearsing the Revolution devient limpide : le travail collectif d’imagination est intégré dans une vision plurielle de la société, marquée par des relations de domination et d’inégalité, qui sont reconnues, prises en charge, et traitées dans le processus méthodologique.

Politiser une pratique ne veut donc pas forcément dire s’engager dans le champ politique, auprès d’acteurs de la politique, avec une idée définie et commune de ce que doit être la transformation écologique et sociale. C’est plutôt engager sa pratique dans une vision politique de la société, intégrant les enjeux de pouvoir, d’inégalités, et de pluralité propre au monde dans laquelle elle s’inscrit. Finn Strivens, qui nous décrivait son projet Tomorrowland lors d'une interview, travaille par exemple avec l’association caritative Sirlute, lui permettant de faire ses ateliers auprès de jeunes en difficultés et à risque de la périphérie de Londres. Les inégalités sociales sont ainsi explicitement abordées lors de ses ateliers.

À l’inverse, on trouve aussi des discours qui vont “dépolitiser par la non-référence, l’euphémisation ou la dénégation de toute différence”, comme l’explique Thibaut Rioufreyt. La difficulté est de différencier un discours qui cherche la neutralité à travers l’indétermination et la non-référence, et celui qui est capable de prendre en compte les différences et les conflits, tout en intégrant une indétermination du fait de son caractère expérimental. Autrement dit : l’indétermination du projet politique d’une pratique (la transformation qu’elle vise) est-elle le signe d’une dépolitisation, ou du caractère ouvert propre à toute pratique expérimentale ? Car comme le rappelait Lara Houston du projet Creatures lors de la deuxième Agora, il faut prendre soin des expérimentations et les laisser se déployer avant de les critiquer pour leur instabilité et leur tâtonnement. Construire et peaufiner un discours politique au fur et à mesure d’une pratique, certes, mais sans pour autant édulcorer ou faire disparaître les disparités politiques inévitablement présentes dans tout travail collectif sur le futur. Le futur est bel et bien un espace de lutte politique.

Le projet politique : esprit public et normes collectives

En plus de la reconnaissance des différences, une autre dimension de la politisation est ce que Thibaut Rioufreyt appelle la généralisation, c’est-à-dire un discours “orienté vers l’esprit public” pour reprendre l’expression de la sociologue Nina Eliasoph (3). Ce type de discours politique - condition sine qua non des démocraties - doit être “ouvert au débat et portant sur des questions concernant le bien commun, le bien de tous”, explique Rioufreyt. À l’inverse de l’individualisation, le discours politique se caractérise par le fait qu’il mobilise des normes, des valeurs et des principes à l’échelle de la cité, de la collectivité, et non de l’individu ou de situations particulières. En cela, s’inscrire dans la transformation écologique et sociale du monde, intégrer des réflexions sur l’avenir collectif de nos sociétés et le vivre-ensemble dans le futur, est proprement politique. Ou comme le dit la philosophe Hannah Arendt : “Au moment où j’agis politiquement, je ne suis pas concernée par moi-même mais par le monde”. Cette préoccupation vis-à-vis du monde est une des choses qui réunit les pratiques collectives et créatives avec lesquelles nous travaillons.

Thibaut Rioufreyt précise la généralisation à l’œuvre dans la pratique politique : elle est “à la fois normative et performative, renvoyant à l’énonciation de ce qui doit être collectivement, et à la formation d’un collectif par le fait de l’énoncer et de parler en son nom.” Ces deux formes de généralisation sont présentes dans la plupart des pratiques que l’on a pu rencontrer, parfois l’une plus que l’autre. La dimension performative est cruciale pour certaines pratiques dans la mesure où elles cherchent à constituer des collectifs à travers leur pratique, et ainsi construire des communautés de pensées autour des questions de la transformation. Par exemple, le projet Untitled a vocation à créer des projets collectifs : “any part of a real transformation requires some types of alliances and coordination among actors, and we want to be the infrastructure and space for that”, nous partageait Johannes Nuttinen lors d'une interview. La plupart des pratiques ont d’ailleurs émergé d’une réunion de personnes aux intérêts communs, se constituant de fait en collectif autour d’un projet, d’une idée, d’une intuition. Kelli Rose Pearson expliquait lors de la deuxième Agora que le projet Re·Imaginary était né d’une intuition partagée par d’abord deux, puis plusieurs chercheur·es et praticien·nes : “ Nous sommes un collectif de praticien·nes et de chercheur·es explorant comment les méthodes créatives peuvent amener des changements profonds vers des cultures justes et écologiques”, trouve-t-on sur leur site.

La dimension normative du discours politique porté par les pratiques collectives et créatives est moins évidente : quelles sont les normes d’organisation de la société défendues par ces pratiques ? Certains collectifs ne définissent pas ces normes. Par exemple, la méthodologie que Ketty Steward nous avait fait expérimenter lors de la quatrième Agora n’a pas pour objectif de formuler des normes communes ou de créer un débat. L’objectif est tout à fait orienté vers la constitution d’un collectif autour de la création commune d’une histoire. Le collectif s’opère par la co-création plutôt que par un discours politique normatif. La transformation visée par Ketty est celle de l’empowerment de l’individu à travers l’expérience d’imaginer collectivement. C’est aussi le cas de projets comme le Comité de Science-fiction, ou Urban Heat Island de Juli Sikorska. Mais si elles ne sont pas toujours explicites, il y a bien des normes véhiculées par ces pratiques : elles prônent pour la plupart la gouvernance horizontale et collaborative, des relations inter-espèces plus égalitaires, pour en citer quelques-unes. Ces normes sont très diverses et pas toujours formulées, ce qui nous rend la tâche d’articulation des pratiques compliquée. Pour autant, l’indétermination des normes semble être ce qui permet d’ouvrir ces pratiques à un large public qui se réunissent pour l’expérience, et finissent par se retrouver plus ou moins autour de normes communes au cours de l’expérience. C’est pour laisser une liberté, une diversité et une ouverture que la plupart des pratiques collectives et créatives formulent un minimum de normes. C’est aussi ici qu’intervient la dimension artistique et expérimentale : la liberté créative se passe volontiers de normes – “mais pas de contraintes !”, comme aime à le rappeler Ketty Steward qui utilise les contraintes littéraires pour nous aider à imaginer sans se paralyser face à l’immensité des possibilités. Cette quasi-absence de normes politiques (qui va souvent avec une souplesse des normes méthodologiques) permet aux pratiques d’évoluer au fil des expériences plutôt que de rester figées dans un discours de départ.

Politiser ou dépolitiser, telle est la question

La question de la politisation (des entreprises, des universités…) et de la dépolitisation (de l’État, des citoyens…) est très actuelle, et ce n’est pas un hasard si le problème de la définition du projet politique des pratiques collectives est aussi complexe à aborder. Certains collectifs prônent la politisation comme l’indispensable reconnaissance des rapports de pouvoir (comment aborder n’importe quelle question collective sans intégrer les inégalités et les dominations ?), d’autres cherchent plutôt à s’affranchir de la politique pour se concentrer sur l’expérience humaine et l’individu (là où la politique a échoué, le dialogue entre êtres humains réussira). Mais la multiplication des acteurs qui pratiquent et discourent sur le futur et l’imagination nous oblige à clarifier ce que nous cherchons à faire dans le projet Collective Creative Practices for Transformation. En écoutant attentivement les discours portés par les différentes pratiques collectives et créatives, on peut déjà essayer de formuler les conditions qui nous réunissent : défense d’une certaine éthique de la responsabilité et du soin, importance du dialogue démocratique au sein des collectifs, prise en compte des rapports de pouvoir existants, mise en lumière de la pluralité des points de vue, prévalence de questions sur le bien commun. Une tension persiste sur le problème des normes : comment être le plus ouvert et créatif possible sans dépolitiser une pratique ? Et comment formuler des normes politiques sans se retrouver à ne réunir que des personnes qui pensent la même chose ?

Au-delà de ce que les pratiques collectives et créatives disent, que font-elles ? On ne peut pas expérimenter toutes les méthodologies, mais les interviews que nous menons permettent de clarifier les pratiques (à condition qu’il y ait une certaine transparence de la part des collectifs concernant leurs objectifs, leurs intérêts et leurs processus). Les Agoras sont aussi des moments riches où l’expérience collective des pratiques éclaircissent le lien entre le discours et l’action. Sachant qu’elles sont limitées par leur caractère virtuel et ponctuel, alors que l’expérience physique et répétée fait souvent partie du processus des pratiques collectives et créatives. Le lien complexe entre la dimension collective et le pouvoir transformatif de ces pratiques est encore un questionnement pour nous.

Chloé Luchs-Tassé explore plus avant cette question dans le troisième article de cette série.

Notes :

  1. Eli Pariser, The Filter Bubble: What The Internet is Hiding from You, 2011.
  2. Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, La Haye, 1961.
  3. Nina Eliasoph, Avoiding politics. How Americans produce apathy in everyday life, Cambridge University Press, 1998, 352p. L'ouvrage en ligne

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