Qu’est-ce que la prospective créative ?

2023.05.26

Si vous avez déjà utilisé des méthodes de prospective, vous avez peut-être ressenti que, malgré tout ce que celle-ci apporte à votre organisation, ce qu’elle produit s’ancre fortement dans l’état présent du monde ; que ses concepts sont forcément associés à une culture occidentale et à une période historique définie autour de l’horizon du « progrès » à la fois technique et humain ; que certaines des idées et des innovations les plus stimulantes du moment ne trouvent pas leur place dans ses scénarios ; que ses méthodes et ses productions ne sont guère accessibles à la majorité de la population…

Rien de ceci n’annule les bénéfices des approches que vous avez utilisées. Mais vous avez peut-être, aussi, besoin de découvrir d’autres approches du futur.

Usages du futur

Longtemps responsable des activités prospectives de l’Unesco, Riel Miller distingue deux manières différentes « d’utiliser le futur » :

  1. « L’anticipation pour le futur » explore des futurs possibles afin, soit de s’y préparer ou s’y adapter, soit d’agir en vue de faire advenir certains futurs jugés préférables à d’autres. C’est la forme de prospective la plus courante, et souvent la plus utile pour des organisations qui ont besoin de prendre des décisions. Son objectif est de réduire, ou au moins de contenir, l’incertitude, afin de tracer un chemin d’action aussi déterministe que possible. Pour y parvenir, elle doit faire l’hypothèse que les composantes essentielles du monde (les institutions, les mécanismes économiques, les relations sociales, etc.) ne changent pas de manière fondamentale.

  2. « L’anticipation pour l’émergence » se concentre, elle, sur la nouveauté. Elle recherche un sens dans les phénomènes émergents et les signaux faibles, elle travaille à ouvrir le champ des possibles. Elle ne produit pas des plans d’action bien étayés, mais plutôt des dynamiques de transformation ouvertes quant à leurs buts, qui, d’abord, « changent les conditions du changement. » Ses effets, sinon son but, sont plutôt d’augmenter l’incertitude. Pour ces raisons, elle accepte, voire postule, l’instabilité des composantes essentielles du monde – ce que, par exemple, le changement climatique pourrait bien causer.

La prospective créative

La “prospective créative » relève clairement de la seconde catégorie d’usages du futur. En s’appuyant sur une assertion classique chez les prospectivistes – « le futur n’existe pas, il peut seulement être imaginé » –, la prospective créative met l’accent sur le besoin de libérer notre imagination, d’ouvrir nos esprits à des possibilités radicalement nouvelles. À cette fin, elle associe, d’un côté le recours à des objets classiques de la prospective tels que les tendances, les signaux faibles et les facteurs de changement, et de l’autre, différentes formes de création artistique (généralement collective) ou encore de design.

L’’expression “prospective créative”, telle que nous l’utilisons, fait ainsi référence à un éventail toujours plus large de pratiques telles que le design fiction, les futurs ethnographique ou expérientiels, la prospective narrative, l’utilisation de la science-fiction par des organisations publiques ou privées, ainsi que certaines formes de théâtre forum, d’art-science, d’imagination collective, etc.

La prospective créative se montre particulièrement utile pour :

  • Explorer des futurs radicalement différents
  • Questionner les récits dominants à propos du futur, questionnement qui inclut l’objectif de « décoloniser » les futurs et la prospective
  • La prospective de très long terme
  • Travailler avec des groupes très hétérogènes, avec des perspectives, des objectifs et des connaissances différentes
  • Prendre en compte la diversité des visions du monde et des cultures
  • Intervenir dans des contextes très polarisés, où le dialogue est difficile voire impossible
  • Travailler avec des projets qui ambitionnent d’emblée de produire des changements radicaux (militant·es, entrepreneur·ses…)
  • Impliquer des participant·es qui ne sont habituellement pas convié·es aux exercices de prospective, les aider à se sentir acteurs ou actrices de leur futur…
    Quelques principes de la prospective créative

    La prospective créative est encore un ensemble peu stabilisé de pratiques et diverses. Pourtant, certains principes communs en émergent :

En premier lieu, la prospective prend l’imagination et les imaginaires au sérieux. Elle s’appuie sur des travaux universitaires en anthropologie (Philippe Descola), philosophie (Cornelius Castoriadis), psychologie, etc., qui mettent en lumière le caractère structurant des imaginaires dans toutes les sociétés humaines. Elle n’utilise pas les arts, la narration ou le design pour illustrer des idées préexistantes : au contraire, en « suspendant l’incrédulité à propos du changement  » [*], ceux-ci permettent aux participant·es de faire émerger ensemble des perspectives nouvelles et souvent inattendues.

En second lieu, la prospective créative s’efforce, non seulement d’être inclusive, mais de développer l’agentivité personnelle et collective de celles et ceux qui y prennent part. En prospective créative, tous les types et les niveaux d’expertise se valent. La prospective ne cherche jamais à prédire le futur ; mais en recourant aux arts et à la fiction, la prospective créative ouvre encore plus le champ en faisant place à une plus grande diversité de personnes et de perspectives. Par ailleurs, en sollicitant les sens et les affects autant que la raison, la prospective créative invite en quelque sorte ses participants à faire l’expérience des futurs qu’ils et elles créent. Ils et elles se trouvent alors en position de « s’écrire eux/elles-mêmes dans l’histoire », pour reprendre les mots de l’écrivaine de science-fiction Octavia Butler. Ce qui constitue une étape importante dans la construction d’une confiance en soi indispensable avant de s’affirmer comme un acteur du changement.

Troisièmement, la prospective créative se considère elle-même comme une activité culturelle et par là, enracinée dans la ou les culture(s) de ses participant·es. Toutes les perspectives culturelles y sont bienvenues, toutes peuvent y être questionnées.

Enfin, la prospective créative accueille et appelle la complexité, l’incertitude et même l’ambigüité. Ses résultats ne viennent pas avec leur mode d’emploi. Ils laissent de la place à l’interprétation, au questionnement, à l’appropriation par celles et ceux qui les découvrent. Ils sont souvent conçus dans le but explicite de provoquer des débats. Ils rappellent sans cesse que le futur n’est pas déjà écrit, qu’il nous revient de le faire ensemble et si possible, ce faisant, de le rendre meilleur.

En prospective créative, « futur » est un synonyme de « transformation » et le Futur n’est pas un lieu, mais une capabilité.

[*] Expression issue de la definition “canonique” du design-fiction par l’écrivain Bruce Sterling (2013): “”Design fiction is the deliberate use of diegetic prototypes to suspend disbelief about change.”