La fiction pour imaginer l’Entreprise qui vient

2023.11.28

Depuis 2020, quelque 140 personnes issues d’une quarantaine d’entreprises de toutes tailles, mais aussi des syndicalistes, des freelances, des chercheur·es, ont imaginé des entreprises de 2050 avec l’aide d’écrivains et d’écrivaines de science-fiction.

Parmi les douze entreprises qu’ils et elles ont inventées, Lacterre substitue à grande échelle des insectes aux anciennes protéines animales, mais fait face à la première grève inter-espèces ; Knowmad fournit état-civil, sécu et travail aux centaines de millions de déplacés climatiques ; Equal!, cabinet de conseil en réduction des inégalités, en vient à réaliser que la seule mission qui vaille pour elle, c’est de faire disparaître son marché ; l’I.A. de Cleanway, organisateur de (dé)mobilités, est déchirée entre les impératifs contradictoires qu’on lui demande de concilier…

Nous commençons aujourd’hui, avec Usbek & Rica, la publication des résultats de ce projet nommé “L’entreprise qui vient”.

Il manquait une prospective de l’entreprise

Les entreprises de 2050 ressembleront-elles à celles que vous découvrirez dans ces publications ? Il paraît en tout cas raisonnable de penser qu’elles seront assez différentes de celles que nous connaissons.

Regardons derrière nous : le marketing, les systèmes d’information, les tours de bureau, le management, la SARL, le plan comptable général… aucun de ces objets symboliques du monde des entreprises n’existait il y a 100 ans ! Devant nous, maintenant : un monde dont les transformations toucheront forcément les entreprises – le changement climatique et plus largement, le franchissement de 6 des 9 “limites planétaires” dont dépend l’habitabilité de la Terre ; le développement des technologies, qui ne se limite pas à l’intelligence artificielle ; les nouvelles aspirations sociales et culturelles, dans un monde de moins en moins dominé par l’Occident…

Bref, il y avait grand besoin d’une prospective des entreprises. Curieusement, alors qu’on rencontre beaucoup de bons prospectivistes dans les entreprises, on ne trouve pratiquement aucun travail sur l’objet “entreprise” lui-même. Sur le travail, les technologies, sur tel ou tel métier, oui - mais pas sur l’entreprise.

Conçu par le Réseau Université de la Pluralité (Daniel Kaplan, Chloé Luchs) avec Ingrid Kandelman et Philippe Hagmann, L’Entreprise qui Vient cherchait d’abord à combler ce manque.

Mais pourquoi utiliser la fiction ? Pour sortir des clous. Le monde de l’entreprise est rompu aux plans stratégiques, aux techniques de créativité, au storytelling. Il a développé une extraordinaire capacité à mobiliser l’intelligence de ses collaborateurs et collaboratrices au service, d’abord, de sa pérennisation. Il aime les réponses, pas les questions. Il sait innover, mais pas trop changer le cadre. Or face aux incertitudes et aux ruptures à venir, c’est de cela qu’il s’agit.

En s’appuyant sur une assertion classique chez les prospectivistes – « le futur n’existe pas, il peut seulement être imaginé » –, cette forme de prospective créative met l’accent sur le besoin de libérer notre imagination, d’ouvrir nos esprits à des possibilités radicalement nouvelles. Elle utilise l’art et la fiction, non pas pour communiquer des idées préexistantes , mais comme des moyens d’exploration collective.

Les groupes de L’Entreprise qui Vient n’avaient pas pour consigne d’imaginer des entreprises “possibles”, ni non plus “désirables”. L’intention était qu’ils se laissent emporter aussi loin que possible par leur imagination, avec l’aide des artistes associés au projet. Les entreprises de 2050 issues de leurs travaux ne sont généralement ni totalement désirables, ni totalement haïssables, et bien souvent (comme aujourd’hui) aux prises avec des difficultés, des dilemmes moraux et des contradictions qui, souvent, font le sel des histoires.

Que tirer de la fiction ?

Que tirer de ces récits ? Beaucoup d’idées, questions, pistes d’action et chantiers de transformation possibles. Nous les avons rassemblées autour de dix figures tranchées et signifiantes qui pourraient dessiner ensemble le paysage des entreprises de 2050 : les « Archétypes ». On y rencontre la Mercatrice, qui transforme tout en marchandise ; la ZombInc, qui a oublié pourquoi elle existe ; la Guilde, qui emploie les personnes et s’occupe de leur développement professionnel à la place des entreprises de production ; la Corp B, ou “Mission à entreprise”, qui a répondu aux deux questions qu’éludent la plupart des entreprises à mission : “Qui t’a confié cette mission ?” et “Que feras-tu une fois la mission accomplie ?”

Ces archétypes doivent être considérés, non pas comme des prédictions, mais comme des formes cohérentes qui se dessinent à partir de récits spéculatifs écrits depuis les entreprises d’aujourd’hui. Tout le monde n’aura pas le même avis sur tel ou tel archétype. Ils sont à prendre comme autant d’invitations à débattre, à se situer, à se projeter, à agir.

C’est désormais à vous d’en juger. À partir d’aujourd’hui, nous publierons chaque semaine l’un des archétypes sous la forme d’un “cahier” qui comprendra également l’un des récits d’entreprise fictionnelle créés par les groupes de L’Entreprise qui vient, des illustrations créées par les étudiants et étudiantes de la HEAD de Genève et la réaction de plusieurs expert·es issu·es des entreprises ou de la recherche.

Cette matière ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. Sentez-vous libre de la discuter, de l’utiliser dans vos organisations, de la transformer. L’Entreprise qui Vient ne s’achève pas avec cette publication : au contraire, elle en naît.